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rédigé par Clémentine Pia

Posté le
Catégorie(s) Fiche de lecture

Médias et démocratie, le grand malentendu

Couverture médias et démocratie le grand malentendu

Anne-Marie Gingras

Presses de l’Université du Québec

1999

Communication politique et démocratie

médias, sphère publique, démocratie, pouvoirs politiques et économiques

Sujet

Ce livre traite de l’évolution des médias, leur position de subordination par rapport à différents acteurs, les conflits d’intérêts auxquels ils sont confrontés et à quel point cela les dissocie de la démocratie.

Résumé

Le but de cet ouvrage est de dissocier l’idéologie qui lie les médias à la démocratie. En effet, la romantisation des médias comme un outil démocratique majeur nous laisse penser qu’ils sont alimentés par des journalistes relatant les faits comme ils les reçoivent de leurs sources. Nous pensons avoir le choix de ce que nous consommons grâce aux différents types de plateformes médiatiques (presse, audiovisuel, internet). Pourtant, le travail journalistique est victime de relations d’interdépendance avec différents acteurs qui sont traités au cours des cinq chapitres du livre. Certains d’entre eux établissent même une dominance sur les médias, à une échelle plus ou moins discrète. 

Anne-Marie Gingras, tout au long de ce travail heuristique et quelque peu historique, relate la conflictualité des intérêts entre les différents acteurs médiatiques et l’idéologie de sphère publique d’Habermas.

chapitre 1

Le premier chapitre part de ce concept d’Habermas, qui définit la sphère publique comme « le lieu par excellence pour délibérer et arriver à un consensus commun, et donc à la diminution des conflits, permettant au peuple de  s’autogouverner ». Or, cette idée s’éloigne beaucoup de la réalité. Pour être crédible, elle doit répondre à trois conditions minimales : l’accessibilité, la transparence et la rationalité. Pourtant, né de la bourgeoisie, ce groupe de parole idéologique ne représente qu’une classe, alors que l’autrice explique qu’il est essentiel, pour se former une opinion éclairée, d’avoir une diversité de points de vue et donc une diversité sociale des parties. Le savoir s’exprimer occupe une place prépondérante dans les discours politiques, les rendant accessibles prioritairement aux mêmes types d’orateurices qui dominent les débats politiques en manipulant les émotions du public. Certains sujets tabous sont également écartés du débat, et les questions abordées sont restreintes. La sphère publique est alors très limitée, et reste encore une fois utopique.

chapitre 2

Dans le second chapitre, l’autrice s’attaque à la relation étroite entre les médias et les pouvoirs politiques, ainsi que l’impact qu’elle a sur le traitement de l’information. Alors que ce lien peut paraître égal, avec des intérêts mis en lumière pour chacun, les journalistes sont en réalité très dépendant.e.s de leurs sources : « comprendre l’interdépendance des médias et des pouvoirs politiques, et plus précisément la dépendance des premiers envers les seconds » p.98. Les informations ne sont pas traitées, comme nous pouvons le penser, par leur importance ou leur urgence : « pas par leur substance mais par leur provenance ». Ceci explique le traitement privilégié que reçoivent les élites par les journalistes, forcé.e.s d’établir une relation et faire acte de bienséance dans le but d’obtenir des informations. L’information est également soumise à cinq styles politico-médiatiques, afin d’être mieux contrôlée par les pouvoirs politiques. Le pouvoir, en termes de gestion publique, n’appartient donc pas directement aux médias.

chapitre 3

Après avoir observé la relation des médias avec leurs sources, l’autrice nous guide à travers d’autres étapes de traitement de l’information par un autre acteur plus discret, mais pas moins important : les pouvoirs économiques. Ces derniers filtrent les informations  afin de les aligner avec leur objectif : la quête de profit. Une grande partie des médias appartient aux entreprises privées, leur permettant de promouvoir les valeurs et les pratiques du secteur privé capitaliste. Ces pouvoirs intègrent également un système de marchandisation de l’information, en attribuant une valeur marchande en fonction de l’audimat.

 

L’autrice donne plusieurs exemples de publicitaires ayant étouffé des affaires qui auraient pu nuire à l’image des entreprises privées ou à celle de leurs partenaires. La dénonciation de ces actions par les journalistes leur vaut soit leur poste, soit d’être rétrogradé.e.s au sein de leur média; les journalistes se retrouvent encore une fois dans une relation de dépendance.

chapitre 4

Dans le quatrième chapitre, Anne-Marie Gingras va à l’encontre de l’idée que l’on peut avoir sur les sondages. À travers ces derniers, nous pensons être écouté.e.s, que ce soit par les médias ou par les personnalités politiques. À l’appui de deux axes, l’autrice nous dévoile l’habile manipulation des sondages. D’une part, par les questions posées en elles-mêmes, qui peuvent imposer une problématique, omettre certaines situations dérangeantes, et dont les mots peuvent inciter certaines réponses. D’autre part, le sondage n’est pas assez performant pour être un outil de gestion publique; la représentativité n’est pas totale et la marge d’erreur encore bien présente. La coalition d’intérêts – souvent économiques – de plusieurs acteurs (sondeurs, médias, politiques) est trop importante pour que le sondage soit scientifique; l’autrice soutient par ailleurs une définition sociale et le dissocie de l’opinion publique.

chapitre 5

Au cours du dernier chapitre, l’autrice nous alarme sur les croyances communes autour des médias sur Internet. Comme les utilisateurices ont accès à tous types d’informations et peuvent en débattre ensemble sur des plateformes, on nous laisse penser que cela suffit à construire une opinion complète et rejoindre la théorie de sphère publique d’Habermas. Mais la surinformation n’a pas l’effet escompté, comme le rappelle l’autrice : « l’individu hyperactif qui dépense beaucoup de temps et d’énergie à la recherche d’informations lui permettant de forger une opinion éclairée sur les enjeux de la société n’existe tout simplement pas ! » p.246. De plus, les organisations sociales font face à la même problématique de représentation que la sphère publique d’Habermas : y dominent les élites, les hommes et les jeunes. 

Les entreprises privées dominent (à nouveau) « l’autoroute de l’information », car Internet offre une très grande possibilité de contrôle et de surveillance du marché grâce aux cookies, aux banques de données, etc. 

 

L’autrice clôture ce chapitre avec l’apparition des blogs, qui introduisent un nouveau niveau de proximité entre les politiques et les élécteurices, et qui relance l’intérêt des individus pour les nouveaux médias, les médias traditionnels ayant perdu en crédibilité.

conclusion

L’autrice démantèle tout le système médiatique pièce par pièce, et nous incite à avoir une vision critique sur le capitalisme dans son ensemble. En comprenant les rapports de domination que subissent les médias, il nous paraît clair qu’ils ne sont pas compatibles avec la société démocratique, et qu’ils s’adressent à une classe bien précise; le reste de la population perçoit donc cette idéologie de classe comme un objectif à atteindre, ce qui permet de maintenir le système capitaliste et de profiter aux pouvoirs économiques et politiques. Anne-Marie Gingras, tout au long de ce travail, reste convaincue que les médias peuvent agir pour sortir de cette relation de dominance, et ainsi devenir un outil démocratique.

Citation verbatim

« c’est en faisant voir le système politique et économique actuel comme normal, en bloquant l’imagination vers un monde meilleur que les médias peuvent être conçus comme des appareils idéologiques » p.12

« la vision de la sphère publique dans les sociétés occidentales, on considère que le principe de la raison et la richesse des arguments déterminent l’idée qui l’emportera » p.17

« il existe non seulement des omissions et des filtres dans la presse, mais qu’une structure bien particulière d’omission est visible; certains thèmes sont systématiquement occultés et d’autres constamment traités de la même manière » p.21

« la liberté d’expression ne pouvait être défendue que si on ne causait de tort aux institutions et aux individus {…} des paroles contestant le bien-fondé des politiques publiques ne pouvaient être prononcés en vertu de la liberté d’expression, car elles étaient perçues comme portant irrémédiablement atteinte à l’État. » p.33

« pour Adorno et Horkheimer, les médias font partie d’une industrie culturelle qui joue un rôle déterminant dans la cohésion et le maintien du système capitaliste » p.47

« informations politiques transmises par un média seront lues par les sources les plus proches du pouvoir à l’origine de ces informations. La réaction des sources à la nouvelle, c’est-à-dire la satisfaction ou le mécontentement, déterminera la poursuite des relations entre les sources et le ou la journaliste concernée » p.56

« Les médias s’adressent à la population, mais visent l’élite politique » p.88

« Comprendre l’interdépendance des médias et des pouvoirs politiques, et plus précisément la dépendance des premiers envers les seconds » p.98

« Dans un système politique où le peuple est censé gouverner et où les élites politiques doivent représenter le peuple, les entreprises privées ne jouent aucun rôle officiel {…} elles se contentent d’exercer du pouvoir de manière plus ou moins discrète et d’augmenter leur retour sur investissement » p.101

« Tous les médias, sauf les médias communautaires ou universitaires, sont lourdement marqués par les logiques économiques typiques du système capitaliste moderne » p.104

« Les médias contribuent donc au bon fonctionnement du système capitaliste en fournissant des consommateurs aux annonceurs, en préconisant un style de vie axé sur la consommation et le marché » p.131

« La marchandisation fait donc prévaloir les considérations commerciales sur toutes les autres missions de l’information, y compris sur l’idée que les médias constituent une agora où on retrouve une variété de points de vue qui aident les citoyens et les citoyennes à se faire une opinion éclairée des enjeux politiques. » p.132

« des considérations techniques et langagières laissent voir que les sondages sont fabriqués à partir des intérêts des élites politiques et économiques {…}; l’usage de certains mots, l’ordre des questions et les choix de réponses, entre autres, suscitent certaines réponses et pas d’autres. » p.203

« Toutes ces expériences de militantisme ou d’organisation sociale cybernétiques ont mené à des résultats concrets : influence sur la délibération publique ou accroissement de la concertation dans les luttes politiques » p.240

« Il faut faire la distinction entre un militantisme ou une organisation sociale qui s’inscrit dans le fonctionnement habituel du système politique et un autre qui cherche à modifier en profondeur les rapports de force en société » p.243

« Pour qu’un militantisme ou une organisation sociale cybernétiques ne soit pas un simulacre de démocratie électronique, autrement dit pour réunir les conditions d’une sphère publique électronique habermassienne, il faut que l’action militante prenne en considération ces inégalités et ces failles, donc qu’elle s’inscrive dans une perspective de démocratisation de la société civile et de l’État » p.244

« l’individu hyperactif qui dépense beaucoup de temps et d’énergie à la recherche d’informations lui permettant de forger une opinion éclairée sur les enjeux de la société n’existe tout simplement pas ! » p.246

Bio autrice

Photo d'Anne-Marie Gingras

Anne-Marie Gingras est une professeure et chercheure en sciences politiques. Elle a enseigné dans ce domaine à l’Université Laval, et exerce aujourd’hui à l’Université du Québec de Montréal.

Après ses études à Sciences Po, elle a rapidement montré de l’intérêt pour la communication politique et gouvernementale. Elle écrit beaucoup sur ce sujet : La communication politique : état des savoirs, enjeux et perspectives (2003), et Histoires de la communication politique (2018). Elle a également travaillé en tant que coordinatrice à la Fédération des femmes du Québec, apportant une vision féministe à ses travaux sur les médias, notamment à travers son ouvrage Genre et politique dans la presse en France et au Canada (2014).

Elle publie l’ouvrage Médias et démocratie. Le grand malentendu en 1999.

Commentaires personnels

Les critiques de ce livre sont très positives : « reconnaissons-le d’emblée, cet ouvrage était nécessaire et est donc bienvenu », Éric George. L’autrice apporte un regard politisé novateur pour son époque.

Martine Paquette (doctorante, Université du Québec de Montréal) observe, au fil du livre, un continuum de la sphère publique. De mon point de vue, j’ai eu la sensation d’être guidée dans un continuum de l’information, que j’ai trouvé très enrichissant, car j’ai pu remettre en question des principes dont je n’avais pas  connaissance auparavant. Comme l’a décrit l’autrice, j’avais ce préjugé sur les caractéristiques essentielles au métier de journaliste : des personnes curieuses, en quête d’information, et n’avais pas imaginé toutes les relations de dépendances entre les médias et les élites politiques/économiques :  «  déconstruire l’image romantique du journaliste valeureux à la recherche des faits et celle tout aussi romantique des médias comme sphère publique » p.2. 

L’autrice réalise un travail admirable, car à l’aube des années 1999, elle parvient à visualiser les nouveaux enjeux des médias avec l’arrivée d’Internet. Elle parle du grand avantage des politiques à s’approprier des blogs, ce qui les rend plus proches du public; lors des présidentielles, cette manœuvre a également été utilisée afin de conquérir les jeunes par des plateformes très flexibles comme TikTok, Instagram et Twitter. Le livre m’a également permis de me questionner sur la légitimité de la sphère publique et de ses acteurices, que l’on ressent beaucoup avec l’apparition du militantisme sur les réseaux sociaux. Même si ce livre est sorti il y a 24 ans, il reste très actuel et me pousse à adapter le discours d’Anne-Marie Gingras aux médias d’aujourd’hui. 

J’aurais aimé en lire plus sur comment agir pour s’échapper de ce système là; elle écrit de nombreuses fois que les médias ont les clés pour sortir de cette subordination, sans vraiment expliquer leurs natures. Mais n’ayant jamais lu sur ce sujet, cet ouvrage fut une très agréable découverte, et je pense lire d’autres livres de cette autrice.

Bibliographie : 

Martine Paquette, « Anne-Marie GINGRAS (1999), Médias et démocratie. Le grand malentendu », Communication [En ligne], vol. 21/1 | 2001, mis en ligne le 30 octobre 2015

Emmanuel Viau, « Anne-Marie GINGRAS (dir.), La communication politique : état des savoirs, enjeux et perspectives », Communication [En ligne], Vol. 24/1 | 2005, mis en ligne le 25 septembre 2008

Éric George « Anne-Marie GINGRAS (dir.), La communication politique : état des savoirs, enjeux et perspectives », Communication [En ligne], Vol. 24/1 | 2005, mis en ligne en 2001

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